RÉUSSIR SES ÉTUDES

étudiantEn 1990, dans un cégep dont j'oublie le nom, le joueur étoile de l'équipe collégiale de hockey avait échoué ses cours de philosophie et de mathématiques. Selon le règlement du sport collégial, il risquait de ne pouvoir jouer dans un match décisif.  Son professeur de philosophie fut mentionné dans le journal local, et l'on forma un comité de révision de notes avec l'adjonction d'un conseiller pédagogique vu la gravité du cas; mais, croyez-moi ou non, on donna raison au professeur, et tort à l'élève.

Quant au professeur de mathématiques, personne ne songea à contester sa note.

Le fait décrit bien la mentalité de l'époque. Même si, dans les années '60, les facultés de lettres avaient été forcées par les émeutes et les grèves de ses étudiants à se démocratiser en supprimant l'enseignement du latin et du grec, en 1990 on n'avait pas encore compris qu'il n'était ni juste ni normal qu'un étudiant ait des problèmes en mathématiques, ni, encore moins, en philosophie. Et pourtant, beaucoup de professeurs de philosophie s'étaient déjà rendu compte que l'important n'est pas de penser, mais de vivre. De là le comité de révision des notes. Mais le sentiment commun était encore de reconnaitre aux mathématiques le droit de poser des problèmes à tout le monde ("on a toujours des problèmes en mathématiques", ricanaient les professeurs avec cynisme).

Ce n'est que par ce sentiment qu'on peut expliquer l'étrange anachronisme de ces mathématiciens qui, aussi tard qu'en 2001, donnaient une conférence de presse pour essayer d'alerter le public sur la place de plus en plus petite accordée à la formation fondamentale et plus particulièrement à leur matière dans les programmes d'études du collégial. Ils s'inquiétaient des effets à long terme sur la qualité des finissants, et affirmaient que les maths développaient la polyvalence, le raisonnement, la capacité d'abstraction, et j'en oublie. Ils précisaient, aussi, qu'ils ne rêvaient pas à un retour aux années '60.

La précision était prudente, car on n'arrête pas le progrès. Surtout, pas en pédagogie.

Déjà en 1979 j'avais suivi un cours donné par la Télé-université, "La mathématique et l'activité humaine", qui lançait, à mon avis, ce nécessaire rapprochement entre l'université et les masses populaires auquel les facultés de sciences ont toujours été réfractaires. Le livre de texte était un roman, intéressant et bien écrit; les exercices, un "journal de bord" sur lequel l'étudiant devait coucher les émotions vécues dans les différentes activités de manipulations de blocs et baguettes multicolores, à l'aide desquels on allait du nombre d'or à la statistique, en passant par la logique, l'algèbre, la topologie… sans formules ni problèmes. Et le cours était aussi bon qu'un autre, puisque j'avais obtenu trois crédits universitaires.
Puis, cette année, j'ai lu un livre de nul autre que le grand Stephen Hawkins, "The Universe in a Nutshell", qui me permet maintenant de disserter sur les théories de la relativité générale et spéciale, les quanta, la super-gravité à 11 dimensions, les déformations de l'espace-temps et les univers parallèles. Tout cela, le plus aisément du monde, toujours sans problèmes ni formules (il y a bien une ou deux, mais elles sont là pour leur valeur esthétique).

"Mais les maths, la physique, dans tout ça? ", m'a-t-on déjà dit.

"Eh bien, trouvez-vous que c'est peu de chose que d'éviter qu'on les haïsse?", ai-je répondu.

Nos jeunes prêtres, se portent-ils plus mal parce qu'ils ne savent pas le latin? Nos jeunes philosophes, parce qu'ils n'ont aucune idée de grec? Alors, pourquoi faire apprendre les intégrales aux physiciens, la règle de trois aux professionnels de la santé, l'orthographe aux professeurs? Or, tout le monde sait que les règles de l'orthographe, comme les manières à table, ont été inventées par les bourgeois pour humilier la classe ouvrière! Et puis, comme m'expliquait un jeune collègue philosophe, les grandes révolutions n'ont-elles pas été faites par des illettrés?

Et d'ailleurs, dans une société pluraliste et postmoderne, qui a le droit de décider ce qu'il faut apprendre à qui? De décréter le savoir? Nos jeunes, étaient-ils là pour voter les règles de l'orthographe et le tableau périodique des éléments?

Il faut se rendre à l'évidence: ce qui provoque l'échec de l'élève, le burn-out du professeur, l'hémorragie d'abandons en cours de route, la faillite du système scolaire tout entier, c'est précisément l'abstraction, le raisonnement, la sollicitation continuelle de la mémoire. En un mot: l'enseignement.

Qu'on me passe le paradoxe, qui n'est d'ailleurs qu'apparent: il faut que les enseignants cessent d'enseigner. Voilà la seule façon, non seulement de diminuer le taux d'échecs, mais d'assurer la réussite de tous les élèves. Et qu'on n'en cherche pas d'autre.

Ce sont de belles choses que les formules, l'abstraction, le raisonnement, l'histoire, l'humanisme. Ce sont des belles choses pour les beaux esprits. Mais que faites-vous de ces jeunes qui doivent travailler dur pour pouvoir se payer une voiture? De ceux qui ont des problèmes économiques, émotifs, familiaux, amoureux, psychologiques, ou qui, tout simplement, n'ont pas le cœur à l'étude? Étudier, pensez-vous qu'ils n'ont que ça à faire? Et que faites-vous de leurs émotions? Diminuer encore plus leur estime de soi par un échec scolaire? Augmenter encore leur niveau de stress? Au fait, voulez-vous scolariser le peuple ou fabriquer des élites?

J'appuie ces jeunes et ces parents qui osent dénoncer les enseignants qui prétendent enseigner. Je suis avec leurs collègues qui font le vide autour d'eux. Et j'applaudis très fort ces directeurs d'école, de collège, de département, ces doyens de faculté qui, au lieu de subir passivement les coupures des subventions à la réussite du Ministère, ont le courage de réagir de façon proactive contre les professeurs qui enseignent: car, obsédés par leur science, égarés par je ne sais quelle folie qui les fait se prendre pour la lumière d'en haut qui éclaire les ténèbres d'en bas, ils ne font pas leur travail: motiver, réveiller, conscientiser, aller chercher leurs étudiants là où ils sont, rester proche d'eux, leur apprendre à apprendre; bref: établir avec eux une relation communicationnelle centrée sur la personne et non sur la matière.

Ils se targuent d'humanisme, de "formation fondamentale". Mais la formation fondamentale, c'était la lubie pédagogique des années '80! Mais l'humanisme, c'était au XVIe siècle! Mais arrivons! Nous sommes à l'ère de la mondialisation des marchés et de l'approche client! Nos jeunes, vos clients, mesdames et messieurs les professeurs, s'endettent jusqu'au cou pour vous acheter un diplôme! Livrez donc la marchandise!

H. García 03 03 18
Dessin de Michel Légaré



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