DIALOGUES AVEC MON PARAPLUIE

Higinio García



 

Prologue

Malgré que Descartes ait affirmé que le bon sens était la chose du monde la mieux partagée, Kant s'est rendu compte que certains, par l'avare dotation d'une nature marâtre  -durch kärgliche Ausstattung einer stiefmütterlichen Natur, comme il disait-, se sont trouvé jetés dans le monde avec moins de bon sens que les autres, ou avec pas de bon sens du tout.

Parmi eux, il y a eu Socrate, Pinocchio, et l'auteur de ces pages.

Triste situation la nôtre. Tellement triste, qu'on dirait que nous avons finalement ému le cœur de pierre de notre marâtre et que, pour remédier à son manque d'attention, elle nous a confié à des êtres qui nous ont tenu lieu de ce bon sens qui nous faisait si cruellement défaut: Socrate a eu son Démon, Pinocchio son Grillon-parlant, et moi, mon Parapluie.

Sans son Démon, Socrate n'aurait jamais réussi à boire la cigüe avec autant d'urbanité. Sans son Grillon-parlant, Pinocchio ne serait jamais devenu un garçon normal avec un nez normal. Et moi, que serais-je devenu sans mon Parapluie? Dans une de ces tempêtes émotives que j'ai le don de déchainer sans trop savoir comment (effet papillon, peut-être?) on m'a déjà dit, pour être franc avec moi, que je n'avais ni cervelle, ni cœur, ni tripes. Écervelé comme l'Épouvantail du Pays d'Oz, je devais donc réfléchir longtemps avant d'émettre une opinion; sans quoi, je ne disais que des sottises. Privé de sentiments comme Nick Chopper, le bucheron en fer-blanc, je devais, comme lui, faire continuellement attention à ne blesser personne, et même regarder où je posais le pied, car j'aurais pu écraser une quelconque petite bête sans éprouver la moindre émotion. Et puisque j'étais aussi lâche que le Lion Couard, je devais continuellement dominer ma peur si je ne voulais pas abandonner mes amis dans le danger.

Mais voici qu'un de mes proches arrive d'un voyage en Angleterre, et m'apporte en cadeau un parapluie.

C'était Nénufar, comme il aime qu'on l'appelle.

Pour lui, la Nature, ayant évolué suivant la loi de complexité-conscience jusqu'au savoir-faire de la firme Comoy's of London, avait vraiment été mère, et l'avait paré de tous ces atouts qu'en marâtre, elle m'avait refusés. C'était un vrai parapluie de la City, dont la poignée, formée par un gracile cou de cygne qui se terminait en une tête de cheval, annonçait la fermeté de caractère et la capacité de réflexion. Il avait un embout effilé comme un faible de rapière, signe de courage, et était vêtu d'un élégant fourreau noir, parfaitement ajusté et fermé par un col relevé qui laissait voir les embouts de ses baleines, ce par quoi il était facile de deviner et la délicatesse de ses sentiments, et leur soumission à l'autorité d'un jugement juste et lucide. L'on comprendra pourquoi, depuis qu'il m'a adopté, il est pour moi ce que son Démon était pour Socrate, ce que son Grillon était pour Pinocchio, ce que le Magicien d'Oz était pour les amis de Dorothy.

C'est vous dire combien je tiens à lui et combien je l'apprécie, malgré son humour parfois arcane, ses fréquents sauts d'humeur et son intransigeance de conscience on ne peut plus conscientisée.

Il déteste le soleil et passe l'été retiré dans un placard, plongé dans son moi profond, absorbé dans je ne sais quelle contemplation du beau, du bon et du vrai. Inutile alors de lui adresser la parole. C'est surtout à l'automne qu'il est de bonne compagnie.

Mais, même à l'automne, quand il fait un certain temps que je ne l'ai pas sorti, il boude. Alors, il se limite, très dignement, à me protéger de la pluie. Sans un mot. Sans un mouvement venant de lui-même. Comme un domestique stylé et distant qui sait être à sa place. Et moi, dans mon inconscience, je me sens heureux, pour un moment en accord avec tout le monde et son père. Jusqu'à ce que la pluie calme et verticale, sans vent, lui redonne sa bonne humeur, qu'il recommence à tout critiquer, et moi, à me faire arroser par les automobilistes. La douche froide efface alors mon sourire de béluga.

De la pluie et du beau temps

-Sors-moi, exigea-t-il.

-Non, le bravai-je.

-Il va pleuvoir et tu vas te faire tremper au beau milieu du Boulevard.

-Il ne pleuvra pas.

-Si, il va pleuvoir: moi, je vais faire pleuvoir.

-Mais je sais très bien que si je te sors, tu ne feras pas pleuvoir, tu vas faire luire le soleil, et j'aurai l'air fou avec mon grand parapluie noir.

-Et puis? Ça t'intéresse tant que ça, l'opinion de la foule?

-Écoute: je suis en conflit avec mon monde, je suis en conflit avec mes collègues, je suis en conflit avec mes élèves, je suis en conflit avec mes patrons...: veux-tu maintenant que j'entre en conflit avec la Ville au grand complet?

-Eh bien, mon brave, si c'est rentrer dans la chaleur du troupeau que tu veux, tu sais que tu n'as qu'à faire comme tout le monde: perds-moi dans un bar et achète-toi une auto.

-Tu sais très bien qu'il est impossible de perdre un parapluie: c'est toujours lui qui nous abandonne.

-C'est vrai. Et pour le moment, je tiens à toi.

-Merci. Mais as-tu entendu monsieur Tartempion hier après-midi?

-Parfaitement. Il t'a dit d'un air entre moqueur et agacé: "Où est-ce que vous allez avec votre grand parapluie noir, monsieur Chose? Vous allez nous amener la pluie!". L'ignorant! Il ne sait donc pas qu'un parapluie éloigne la pluie plutôt que de l'attirer...

-Pour que son maitre...

-Son disciple.

-Excuse-moi. Pour que son disciple ait l'air fou.

-Pour que son disciple puisse faire preuve de jugement, de liberté et d'indépendance d'esprit. Tu préfèrerais peut-être faire comme la foule: essayer d'arrêter la pluie à force de chialer... et t'acheter une auto. Tu serais bien, toi, avec une auto!

-Non, je serais très mal avec une auto. Je ne suis pas maso, moi. Voilà pourquoi je ne tiens pas à me mettre toute la Ville sur le dos, je te l'ai déjà dit.

-Tu as peur?

-Je suis fatigué. Je veux la paix.

-Il ne te plairait donc pas de te payer la tête de toute une ville? Crois-moi, c'est aussi gratifiant que de se payer une légion de Romains.

-Non. Pas tout de suite.

-Excuse-moi. Je ne savais pas que tu aimais être comme tout le monde, que tu avais l'amour des moyennes, de la médiocrité, des petits salaires...

-Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, tu restes à la maison.

-A ton aise.

L'averse me prit au beau milieu du Boulevard, et je revins trempé.

Des arroseurs non arrosés

-Espèce d'inutile!, l'apostrophai-je.

-Espèce d'insignifiant!, rétorqua-t-il.

-Mais oui, mais écoute donc, franchement: c'est vrai que je t'ai sorti aujourd'hui, et que tu as fais pleuvoir. Mais qu'est-ce que ça me donne...

-Aurais-tu l'obligeance de parler comme du monde?

-...À quoi cela me sert-il qui tu protèges ma tête de la pluie, si je me fais arroser les jambes?

-A mesurer ta grandeur, mon petit, à mesurer ta grandeur.

-Ah, bon?

-Puisqu'ils t'attaquent de la seule façon que les nains peuvent attaquer les géants: en essayant de les avoir par les jambes.

-Si je suis un géant, on m'a tassé vers le bas.

-Je sais: chauve, pansu et court sur pattes. C'était façon de parler. Enfin, de parler de la grandeur d'avoir un maitre comme moi.

-Soutiens ta thèse, je te prie.

-Premièrement: tu ne te traines pas à quatre roues.

-C'est toujours ça de pris.

-Deuxièmement, tu n'appartiens pas à cette cohorte énervée et énervante qui encombre les routes, qui empuantit les villes, qui fait des trous dans la couche d'ozone, qui cause l'effet de serre, qui s'insulte, se bagarre et s'entretue.... Tu ne te ruines pas à payer des termes et des réparations d'auto et, le temps que tu passerais au garage en attendant qu'elle soit réparée, tu l'as pour t'adonner aux plaisirs de l'esprit.

-Mais je me fais arroser par des épais.

-Compte-toi chanceux. Il y a cinq siècles, ils t'auraient brulé vif; il y a un siècle, ils t'auraient jeté des pierres. Aujourd'hui, ils ne t'arrosent que s'ils te trouvent près d'une flaque d'eau.

-Je suppose qu'il y a un "troisièmement"?

-Bien sûr. Cela t'apprend que tu es seul de ta gagne.

-Aurais-tu l'obligeance de parler comme du...

-...Monde? Pas la peine. Mais je vais parler comme le Démon de Socrate, le Grillon de Pinocchio... ou le Parapluie de Mary Poppins.

-Ça, c'est le grand luxe. Vas-y, brille de tous tes feux.

-Je vais plutôt dégoutter de sagesse; et par ailleurs, c'est vrai que nous, aristocrates, aimons le luxe. Mais si nous revenions au sujet qui nous occupe?

-Excuse-moi.

-C'est fait, même s'il y avait de quoi. Je voulais donc te dire que tu es le seul à ne pas avoir mal, au moins pas autant de mal qu'eux, à la racine de l'être. Sais-tu qu'est-ce que c'est que ça, la racine de l'être?

-C'est dans moi, en tout cas. Quelque chose comme le Moi profond.

-Oui, à peu près. Eux, ils se sont noyés dans la marmelade: dans la viscosité d'un monde où l'on a remplacé la logique par la psychologie, l'éthique par la diététique, et le savor-vivre par le "savoir être". Où l'on n'a ni foi ni loi, ni feu ni lieu, ni roi ni dieu: que des problèmes et des problématiques. Ils sont nés dans le tapage du système de son et personne n'a jamais pensé à le fermer: ils en ont constamment besoin: quand ils attendent au téléphone, quand ils se trainent à quatre roues, et même et surtout quand ils font semblant de se parler. Car ils ont peur de la parole et de la pensée.

-Mais ils ne se font pas arroser.

-Ils n'en ont pas besoin, ils sont toujours mouillés. Mouillés par les sécrétions de leurs sphincters psychologiques, trempés dans leurs décibels, plongés dans les saletés de leur nombril...

-Mais eux, ils ne sont pas seuls.

-Si, ils le sont: mais pas parce qu'ils habitent, comme Parménide et moi, les demeures de la lumière, ni comme toi, l'ombre du parapluie; mais parce qu'ils suivent les opinions des mortels qui contiennent l'erreur. Pour le personnage de Hitchtcock, la momie de sa mère était "une présence": il lui parlait. Mais c'était la momie de sa mère. Pour cette humanité souffrante, il n'y a d'autre présence que la radio, la télévision, ou, au mieux, leur "psy". Ils n'ont eu ni ami, ni maitre, ni maitresse: que des complices, des profs et des blondes, le tout à jeter après usage.

-Je devrais donc avoir de la sympathie pour les gens qui m'arrosent?

-Pas tout de suite. Quand tu seras grand. Pour le moment, qu'il te suffise de les plaindre.

-Merci, Maitre. Comme tu es positif!

De l'écoute active

-Dupont et Durand m'ont dit qu'il n'y a qu'eux autres qui me parlent encore au Collège, lui rapportai-je.

-Ce qui fait que..., s'ennuya-t-il.

-Je les trouve bien charitables.

-Tu as raison. Mais tu es encore plus charitable qu'eux.

-Merci. Mais pourquoi donc, Maitre?

-Parce que tu prends le temps de les écouter.

-C'est bien du moins.

-C'est bien du plus.

-Ah?

-Oui. Par temps perdu, je te fais faire du latin, t'occuper de ton cher espéranto, lire quelques revues d'actualité, et ne pas te tenir trop loin de saint Thomas, Kant, le Magicien d'Oz et Tintin. Par temps gagné, je te fais écrire nos Dialogues, entre autres. Pour te tenir en forme, je t'ai imposé la culture physique. Et, malgré qu'une journée n'a que vingt-quatre heures, et une semaine que sept jours, je te fais encore trouver le temps d'écouter aimablement ces braves gens. Je n'aime pas beaucoup blesser ta modestie, mais, aujourd'hui, je suis fier de mon disciple.

-Merci, Maitre, car tu me fais avancer dans le chemin difficile de l'Estime de soi.

-De rien, petit. Continue. Lâche pas.

De l'utilité du latin

-Mais pourquoi me fais-tu faire du latin, Maitre?, l'affrontai-je.

-Question idiote, me réprima-t-il.

-Idiot toi-même.

-Bon, bon. Ne le prends pas sur ce ton. Voilà, je vais être honnête avec toi...

-J'aurais été porté à croire que ma Conscience, en tant qu'instance morale suprême, l'était habituellement, et pas seulement au sujet du latin...

-Ne tire pas avantage de mon embarras, veux-tu? C'est difficile à dire, mais je dois t'avouer que je suis jaloux du parapluie de Mary Poppins, qui lui, a atteint la célébrité.

-Je ne comprends pas.

-Si un jour, quand tu seras grand, tu apprenais le latin comme du monde, ne serais-tu pas tenté de l'écrire?

-Bien sûr, mais qui me publierait? Et en latin...

-Que tu écrives en latin, c'est important. Que tu publies ou non, n'a aucune importance.

-Mais on écrit pour être publié.

-Réponse idiote.

-...Je sens vaguement que oui. Mais il me faut plus de lumière.

-On écrit pour être lu.

-Mais si on n'est pas publié, on ne sera pas lu.

-Mais ça, ce ne sont pas tes ognons. Toi, tu écris, et tu laisses ton œuvre dans un tiroir.

-Et si personne ne la voit et qu'elle se perd?

-S'il y a un dieu qui nous gouverne, et que cela arrive, c'est surement qu'il a voulu protéger les arbres que l'on aurait coupé pour en faire du papier et y imprimer tes inepties. S'il juge que ce que tu écris vaut les arbres que l'on coupe, il fera que ceux pour qui tu écris te trouvent, avant ou après ta mort.

-Et s'il n'y a pas de dieu qui nous gouverne?

-Alors, dans quelques petits millions d'années, au plus, il n'y aura plus personne pour se rappeler de toi, ni de Molière, ni de Cervantès, ni de Shakespeare, ni d'Homère, ni même de moi. Ton œuvre aura été aussi inutile que la leur, mais pas plus.

-Et toi, dans tout cela?

-Nous y arrivons. Toi, tu apprends le latin comme du monde. Après, tu traduis nos Dialogues. Et comme le latin traverse les millénaires, me voilà plus célèbre que le parapluie de Mary Poppins, qui ânonne en anglais.

-Et moi, dans tout cela?

-Écoute, petit: tu as commencé le latin à l'âge de dix ans, et tu ne l'as pas encore appris. Franchement, être pour moi ce que Virgile avait été pour Énée, et considérées tes qualifications...

-Ablatif absolu.

-...et considérées tes douteuses qualifications, me parait un emploi superbement rémunéré.

-Et dire qu'il y en a qui disent que le latin ne sert à rien.... Merci, Maitre.

-De rien, petit.

De la virilité et de ses symboles

-Mais pourquoi tiens-tu absolument, quand il ne pleut pas -et quand je te sors, il ne pleut jamais, ou presque- à te boudiner dans ton fourreau?, m'émerveillai-je.

-Ah, ça, petit, c'est vachement symbolique.

-Bon? Et pourrais-tu me dévoiler l'arcane?

-Après tout... Voilà: tu sais que le bâton, l'épée, le revolver, d'après nos bons vieux psychanalystes, sont des symboles virils.

-Oui, je sais. Et le parapluie aussi, je suppose.

-Pas exactement. Le parapluie, ils l'ont oublié, comme tout le monde. Quoi qu'il en soit, nous, parapluies, sommes trop distingués pour nous complaire dans les ambigüités grivoises de la psychanalyse.

-Et alors?

-Nous symbolisons la uirilitas, mais dans le sens grec d'andreía, le courage ou la force. Celle qu'a le gentleman anglais qui garde son équilibre dans les virevoltes de la bourse, celle de la vieille dame qui nous utilise pour se défendre contre le voyou, ou celle de l'homme qui entend raison et raisonne plutôt que de se soumettre aux diktats de la masse.

-C'est vrai que c'est vachement symbolique, classique et philosophique, tout ça. Mais le fourreau?

-Eh bien: la gaine du parapluie symbolise le préservatif qui protège du sida intellectuel ambiant.

De la valeur des lapalissades

-Sais-tu, espèce de salsifis endeuillé, que c'est à cause de ta mauvaise influence que j'ai manqué ma carrière littéraire?, explosai-je.

-Salsifis, Salsifis..., le mot me plait; mais, à bien y penser, j'aimerais mieux, tant qu'à me faire appeler n'importe quoi, m'appeler Nénufar, me confia-t-il calmement.

-Tu essaies de changer de sujet.

-Excuse moi, c'est vrai: la qualité et l'activité de mon écoute laisse à désirer aujourd'hui. Vas-y, petit, libère tes émotions, faut pas que ça te fasse un motton dans la poitrine: c'est dangereux, ça.

-Je ne te raconte pas mes peines: je t'accuse de m'avoir fait manquer ma carrière littéraire.

-Parce que...?

-Parce que, vois-tu, quand on a un parapluie, c'est qu'on n'aime pas se faire mouiller.

-Ça, c'est une lapalissade.

-De plus, quand il pleut, c'est plus facile d'avoir un parapluie que de tempêter, être malheureux et déprimer, pour voir si à force de mauvaise humeur on réussit à changer le temps.

-Toi, tu as l'air d'avoir mis ton cerveau à dure épreuve pour découvrir tout cela. Mais pour moi, c'est l'évidence la plus banale.

-Évidence, peut-être. Mais pas banale.

-Ah?

-Imagine-toi par exemple, qu'en mil-neuf-cent-soixante-trois, il n'y avait que moi au monde qui trouvais normal qu'à travail égal, on gagne un salaire égal.

-Rassure-toi, petit, tu n'es pas fou: ça l'est. Normal, je veux dire.

-...Et l'on me répondait que, avec mes idées, les bonnes femmes se mettraient à vouloir travailler et voleraient les jobs des hommes.

-Triste histoire que celle-là...

-Pendant ce temps, moi, à chaque réunion du syndicat, à chaque rencontre de corridor, je répétais mon idée, en paladin des femmes et défenseur du féminisme, à qui ne voulait pas m'entendre.

-C'est l'avantage de n'avoir qu'une idée en tête: elle tend à devenir fixe.

-Si tu continues à faire le pitre, je prends un taxi.

-Ne te fâche pas comme ça, voyons.

-Je continue?

-Mais si, mais si, je sens que la qualité de mon écoute s'améliore de seconde en seconde.

-Bon. Imagine-toi qu'on m'a dit, en parlant justement des lapalissades, qu'il y a un monsieur, je pense qu'il s'appelle Finkielkraut ou quelque chose comme ça, qui a découvert que Beethoven vaut mieux que Céline Dion, que ça prend une morale pour faire sa vie, et que couper le clitoris des petites filles c'est mal, tandis que le laisser à sa place, c'est bien. Donc: que toutes les cultures ne se valent pas.

-A-t-il un parapluie, ce monsieur Finkielkraut?

-Je n'en sais rien. Mais il a la renommé, et probablement le pognon, parce que, imagine, on trouve ses idées révolutionnaires.

-Et dans tout cela, de quoi suis-je coupable?

-De ne pas m'avoir averti de la valeur culturelle, philosophique et commerciale de la lapalissade: j'aurais pu faire un malheur de librairie.

-Va donc t'acheter une auto. Et n'oublie pas le système de son qui va avec.

Cette fois-ci, je l'ai eu.

Des paradigmes de la déchéance


-Au Collège ils vont fêter les retraités, et j'ai reçu une invitation, exultai-je.

-Mais tu ne dois pas y aller, souffla Nénufar, éteignant mon allégresse.

-Et pourquoi pas, dis donc?, me révoltai-je.

-Calme-toi et écoute, petit. Ne trouves-tu pas que la philosophie a déjà assez souffert des accointances de Heidegger avec les nazis, pour que tu te commettes maintenant avec l'establishment yuppy? Et si un paparazzi, banalisé dans la foule, te faisait une photo? Un paparazzi, dis-je? N'importe qui muni d'un cellulaire! Dans quel embarras mettrais-tu nos biographes! Et avec ces biographes modernes qui, sous prétexte d'objectivité, se sentent obligés de dire tout et n'importe quoi.... Sais-tu, inconscient et irresponsable que tu es, que le Collège souffre des trois symptômes de la déchéance post-soixante-huitarde?

-Bé non...

-Tu n'as donc rien remarqué! Et si tu n'as rien remarqué, il est évident que tu n'y as pas réfléchi.

-Bé non...

-Tu n'as donc pas de conscience?

-Bé j'pensais que c'était toi, ma conscience, tabarnak!

-Oui, c'est vrai. Mais quand même... Bon. On conscientise. Ne sais-tu pas que l'establishment du Collège pratique l'Initiation, la Féminisation et le Bermudisme?

-Y a rien là.

-L'initiation des nouveaux étudiants par les anciens: tu n'as donc pas vu ces jeunes sadiques qui prennent plaisir à exposer les novices à la risée publique, ces masochistes qui se laissent tout faire avec un sourire obséquieux pour mériter d'être intégrés dans la racaille, ces sadomasos prêts à subir les plus basses humiliations et les sévices les plus cruelles dans l'attente de les infliger à d'autres l'année suivante? Voilà le paradigme de la déchéance morale de l'école des baby-boomers. Il parait que ton Collège a fait de ça une "activité pédagogique".

-Oui, il l'a fait. Et la féminisation?

-Cela, c'est le paradigme de la déchéance intellectuelle: il semble que ni les babys, ni les bébés des babys, ni les boutchous des bébés des babys n'aient plus le bon sens nécessaire pour faire la différence entre le genre grammatical des mots et le sexe des gens, entre les règles de l'accord de l'adjectif et la lutte de libération de la femme, entre ce qu'on a entre les oreilles et ce qu'on a entre les jambes...

-Bon, quand même.... Passons au bermudisme.

-As-tu déjà vu quelque chose de plus horriblement laid, de plus tristement ridicule, de plus grotesque qu'un professeur en bermuda?

-Non. Franchement, non.

-Sans compter que, pour savoir si le déguenillé qui passe est un prof ou un clochard, il faut regarder s'il a un journal: si oui, c'est un clochard. Voilà le paradigme de la déchéance esthétique. Et tu voudrais que je te laisse te commettre avec un institution d'enseignement où l'on fait tout pour que les jeunes deviennent croches, cons et moches? Jamais!

-Mais j'y ai déjà travaillé, Maitre.

-Travailler en Allemagne n'est pas la même chose que parader avec le parti nazi.

-Non, Maitre, ce n'est pas la même chose. Par acquis de conscience, je n'irai donc pas au party.

Du temps et de l'espace

-Mais, dis-moi, Maitre, d'où viens-tu?, lui demandai-je, intrigué par l'excessive lucidité de ma conscience.

-D'un autre espace et d'un autre temps. D'une époque où l'on portait son parapluie pour des raisons d'esthétique et d'étiquette, pour rendre la démarche posée, l'attitude digne, le port assuré, pour s'abriter sous la même toile que la femme qu'on aimait. À l'époque des voyages spatio-temporels, soupira-t-il, quelque chrononaute maladroit a dû perdre, en passant par notre époque (ou plutôt par la tienne), un parapluie d'un temps révolu, d'un temps où le parapluie était encore en usage...: c'était moi.

-Là, attends un peu, argüai-je. D'abord, l'histoire de ton chro...

-Chrononaute. Celui qui navigue dans le temps.

-Bon. Ton histoire de chrononaute n'est qu'une hypothèse.

-Cela ne fait rien: j'en suis absolument convaincu, pontifia-t-il du haut de son infaillibilité morale.

-Ah, bon?

-N'interromps pas, je t'en prie. Lorsque l'on voyageait dans le temps, il arrivait souvent que, malgré toutes les précautions que l'on eût pu prendre, on eût changé quelque chose pendant le séjour dans une autre époque: un détail infime, tellement infime qu'il était impossible de le percevoir. Un rien: un grain de sable de déplacé, un insecte écrasé pendant l'achronissage...

-L'acchronissage...

-Mais oui: l'entrée en contact avec un autre temps. Mais toujours est-il que les causes et les effets, les antécédents et les conséquents s'entrainant, lorsque le chrononaute pensait être revenu à son époque, il se trouvait, au fait, dans une autre ligne de l'espace-temps, divergente de celle de son univers à lui. Si le voyage ne s'était pas fait vers une époque très lointaine, l'angle que la ligne spatio-temporelle de son époque de départ formait avec celle de son époque de retour était très aigu. Tellement aigu, que les instruments les plus exacts dont il disposait étaient incapables de le mesurer, et le prenaient pour une ligne. Alors, le chronanaute, qui se croyait revenu à son époque, se trouvait à l'époque correspondante de l'univers résultant des modifications qu'il avait introduites. Le pire, c'est que l'accident n'était pas que personnel: car les chronoxènes (oui, oui: les étrangers venus d'un autre temps) introduisaient dans cet univers les lignes spatio-temporelles de l' autre: ils provoquaient un "tricot spatio-temporel". Et voilà ce qui nous arrive: nous, promeneurs, vivons apparemment dans le même univers que les gens motorisés: mais pour vrai, nos univers sont distincts et incommunicables. Quelque maladroit a dû provoquer, entre l'univers du trottoir et celui de la chaussée, cette faille facilement observable pour un parapluie, même si elle ne l'est pas pour les grossiers instruments de mesure dont on dispose dans l'ici et maintenant.

-Mai pourtant, nous communiquons.

-Ah oui? As-tu déjà vu un automobiliste parler à son parapluie?

-Jamais.

-Et pourquoi? Parce qu'il n'a pas le temps. Et pourquoi? Mais, justement, parce que sa perception du temps et de l'espace n'est pas la même que la nôtre, parce que trottoir et chaussée n'appartiennent pas au même univers. Dans celui de la chaussée, on n'a jamais le temps, il s'enfuit avec l'espace par les vitres de l'auto. Dans celui du trottoir, on prend le temps qu'il faut pour habiter l'espace. L'un, c'est l'univers des réflexes; l'autre, celui de la réflexion. Pour le promeneur, le temps et l'espace sont illimités. Pour l'automobiliste, ils sont limités par l'agenda et la vitesse.

-Mais ils ont besoin de leurs autos pour aller travailler.

-Oui, c'est vrai: s'ils n'allaient pas travailler, ils ne pourraient pas payer leur auto; et s'ils ne pouvaient pas se payer une auto, ils ne pourraient pas aller travailler. Exemple de temps circulaire où l'on tourne en rond. Celui du promeneur est vectoriel: il a un sens, une intensité et signale un but.

-Ouais...

Épilogue

Ce soir, nous avons rencontré un couple d'amoureux qui se promenaient sous la pluie. Il tenait le parapluie, et elle, serrée contre lui, lui tenait gentiment l'avant-bras de ses deux mains pour l'aider à en supporter le poids.

Ils nous ont souri, et je leur ai souri.

Les deux parapluies, eux, se sont inclinés pour se saluer et se laisser passer.

Des amoureux qui se promènent sous le même parapluie! C'est incroyable, mais il en reste encore, et nous en avons vu.

Mon maitre s'est mis à dégoutter d'une façon spéciale, comme s'il pleurait... de joie.

-Practically perfect people never feel sentimentally, lui ai-je cité, un peu maladroitement, car je sais qu'il n'aime pas trop l'auteur de la sentence, le parapluie de Mary Poppins.

Il ne m'a rien répondu. Mais j'ai senti que, tout philosophe qu'il était, il enviait le parapluie des amoureux.

...

...Et je n'ai pas tout raconté.
2005 10 30

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