Higinio García
professeur de philosophie,
CEGEP d'Alma
"Va donc, ma grande foufolle, tu dois dire ça à tous et à toutesÖ! Et à part ça, veux-tu que je me dézippe?", ai-je eu envie de répondre à une lettre de je ne sais plus quel professeur ou professeure, directeur ou directrice, recteur ou recteure, qui s'adressait à moi, en me donnant du cher et de la chère simultanément ("chèr(e) étudiant(e)"), de ce ton de tendre intimité employé par la langue administrative, pour me dire que ma présence serait très appréciée à je ne sais trop quel pow-wow.
C'est que je suis fatigué de me faire prendre pour une tapette,
un androgyne ou un hermaphrodite. Voyez si non:
Par invalidité, on entend un état d'incapacité
résultant d'une maladie ou d'un accident ou résultant directement
d'une complication d'une grossesse ou d'une interruption de grossesse avant
la vingtième (20e) semaine précédant la date prévue
pour la naissance, nécessitant des soins médicaux et qui
rend l'enseignante ou l'enseignant totalement incapable d'accomplir les
tâches habituelles de son emploiÖ (Convention collective des
CEGEP, 1989-1991, art. 5-5.03).
Mais il paraît que je comprends mal. Que personne ne doute de ma virilité. Que l'on veut être chaleureux. Que l'on veut vivre des relations humaines. Que l'on féminise.
Peut-être. Mais nous touchons là trois problèmes graves de notre système scolaire et de notre société en général. Trois problèmes fondamentaux en éducation.
L'un est qu'on y a laissé tomber l'urbanité, et qu'on l'a remplacée par les "relations humaines". Je pourrais, par exemple, parler de la facilité avec laquelle on me tutoie. Mes supérieurs, pour se mettre à mon niveau. Les autres, pour m'éviter de tomber dans la tentation de me prendre pour un autre. Mais, puisque c'est pour la bonne causeÖ
Le deuxième est qu'on y a laissé tomber l'éthique qu'on a remplacé par la diététique et la prophylactique (Tout commence à table; L'amour, ça se protège). Mais laissons pour une autre fois.
Le troisième est qu'on y a laissé tomber la logique, pour la remplacer par la psychologie. Moi, par exemple, ce qu'il m'arrive, c'est qu'au fond, je suis phallocrate, fasciste et réactionnaire. Phallofachoréac. Mais puisque me voilà le subconscient à poil, démasqué, et dénoncé au peuple, passons aux points d'usages, grammaire et logique.
Or, un phénomène qui reflète très bien cet état de choses est celui de la féminisation des textes. Limitons-nous, pour le moment, à cette partie du problème. Je prétends que féminiser un texte, c'est grossier, c'est hypocrite, et c'est fou.
C'est, d'abord, une faute d'éducation.
Remarquez, par exemple, ce spécimen de féminisation en éructation sourde:
Les professeurs(es) et auteurs(es) ont comme premier devoir de promouvoir la qualité de la langue. On suppose
1) qu'un tel texte ne sera jamais lu. Parce s'il l'était, cela donnerait quelque chose comme: Les professeurs, euh, et auteurs, euh, ont comme premier devoirÖ. La femme y est réduite à l'état de simple éructation;
2) qu'être femme, c'est vivre entre parenthèses;
3) qu'il ne reste au monde personne d'assez poli pour faire précéder le masculin du le féminin.
Ou cet autre, en éructation sonore:
Les professeur-e-s et auteur-e-s, etc. On libère la femme de ses parenthèses, mais c'est pour la mettre.(préalablement déchiquetée), en sandwich, entre l'homme et la foule (dans l'ordre homme-femme-foule). Lu, ce texte donnerait l'impression qu'il faut prendre du sel de fruits pour digérer nos charmantes compagnes: Les professeurs, euh, ss, et auteurs, euh, ssÖ
En passant, on pourrait appeler ces formes de féminisation "de l'éjaculateur précoce et de la femme soumise": lui, il est incapable de dire "Après vous, madame"; elle, elle suit son homme, même enfermée entre parenthèses, même déchiquetée, même réduite au minimum.
Ensuite, c'est immoral. En voici un étrange exemple:
-Nous te prions pour ceux et celles qui ont la charge de ton ÉgliseÖ C'est-à-dire, pour notre papesse? Nos évechesses? Nos prêtresses et diaconesses?
D'où vient cette obsession, dans la liturgie de l'Église catholique de rite kétaine, de coller un féminin partout où se trouve un masculin? Pour faire oublier que les négociations avec l'Église anglicane sont au point mort, paraît-il, à cause des femmes ordonnées? Parce qu' "avoir la charge de l'Église" veut dire, pour les hommes, la gouverner, et pour les femmes, y faire le ménage?
Enfin, c'est fou.
À preuve, poursuivons l'examen de nos spécimens, dans
la variété de l'illogisme et de l'irrationnel, cette fois.
Le mot d'excuse, pour commencer.
C'est la forme de féminisation à son plus bas degré,
celle où l'on s'en tire à moins de frais, dans le genre Les
mots "professeur", "auteur", "étudiants" employés au masculin
dans nos articles désignent aussi bien des femmes que des hommes.
Lectrices et lecteurs comprendront que cet usage n'implique aucune discrimination
et n'a pour but que d'alléger le texte.
Mais il me semble qu'on laisse entendre:
1) que les noms génériques ont un sexe plutôt qu'un genre. On oublie que des génériques tels que sentinelle, recrue, vigie, sont de genre féminin mais peuvent être de sexe masculin. Nous savons que Socrate se disait sage-femme. On oublie aussi que la fonction de Gouverneur du Canada, par exemple, n'est pas moins importante lorsqu'elle est remplie par une dame. D'ailleurs, avez-vous déjà essayé d'appeler une femme médecin "doctoresse"? Et pourtant, le mot existe en français, ce qui n'est pas le cas de "professeure", "auteure" "recteure" ni "éléphante". Vous êtes-vous déjà adressé à une juriste en l'appelant "maîtresse"? Serait-ce que la féminisation ne touche que les femmes qui ont des petits métiers (les "maîtresses" d'école, ou celles que l'on ne présente pas à la famille)?
2) que la plupart des lectrices et lecteurs ne sont pas assez intelligents pour comprendre que le genre grammatical d'un mot et le sexe d'un individu ne sont pas la même chose (essayez donc de faire copuler un machin avec une machine, voir si vous obtenez de petites machinations et de petits mécanismes);
3) que la plupart des lectrices n'ont pas un équilibre émotif suffisant pour ne pas faire une crise de nerfs lorsqu'elles pensent qu'on les a oubliées (il vaut donc mieux les calmer avant qu'elles ne sombrent dans l'hystérie);
4) que si l'on écrivait, par exemple: Inquiète, Son Éminence ordonna de faire venir les ordonnances, de poster des sentinelles et d'engager de nouvelles recrues, personne n'aurait l'idée de prévenir lectrices et lecteurs que les mots employés au féminin désignent aussi bien des hommes que des femmes;
4) qu'il ne vaut pas la peine de dépenser trop de papier dans le seul but de tenir compte de l'existence des femmes;
5) qu'elles sont, en général, suffisamment obèses pour qu'il soit imprudent de les laisser alourdir un texte qui pourrait s'écrouler par excès de poids.
L'épicénisation. Dans ce document, le masculin est utilisé, sans aucune intention de discrimination, à titre épicène. À mon avis, on oublierait
1) qu'un épicène n'est pas un nom masculin qui "comprend" le féminin, mais un nom n'ayant qu'un genre, quel que soit le sexe des personnes désignés (Grevisse);
2) qu'on n'a donc pas le droit d'utiliser exclusivement le masculin comme épicène;
3) que l'avertissement signale un faux danger.
La désexualisation. Forme probablement utopique (nous n'avons pas trouvé de texte complètement désexualisé) qui consisterait à présenter la femme au grand complet, à la faire suivre par l'homme, et à mettre tous les mots variables au féminin et au masculin. Cela donnerait ceci: La présente convention collective régit toutes les enseignantes et tous les enseignants salariées ou salariés au sens du Code du travail à l'emploi du Collège et visées ou visés par le Certificat d'accreditation émis en faveur du Syndicat. Des textes ainsi rédigés deviendraient très vite une nouvelle menace pour nos forêts.
Pour me conformer à l'esprit de mon syndicat, comme titre d'un des cours de philosophie du CEGEP, qui s'appelait L'homme et son milieu, et qui s'appelle L'être humain et son milieu , j'ai proposé, puisque l'être humain y est encore masculin, et vit dans un milieu aussi masculin qu'avant, "L'entité humaine et l'être humain et sa sphère vitale et son milieu". Par un illogisme élevé au carré, on a refusé mon titre.
La désexualisation mitigée, où l'on commence par nous avertir que Dans la présente version, la forme masculine ou féminine non marquée précisément désigne aussi bien les femmes que les hommes à moins que le contexte ne le spécifie clairement. Et l'on rédige: La présente convention collective régit toutes les enseignantes et tous les enseignants salariés au sens du Code du travail à l'emploi du Collège et visés par le Certificat d'accréditation émis en faveur du Syndicat.
Il existait, de la Convention collective des CEGEP 1986-1988, deux versions: l'une officielle, rédigée dans une langue que l'on pourrait qualifier de normale (si l'on me passe l'euphémisme, appliqué au charabia d'une Convention collective), qui avait valeur légale, pouvait servir à trancher des questions d'ordre juridique, être déposée en preuve et utilisée à titre de référence auprès d'un tribunal administratif, judiciaire ou quasi-judiciaire : elle avait vii+293 pages. L'autre, administrative, était désexualisée, n'avait aucune valeur légale et ne pouvait servir à trancher des questions d'ordre juridique, Öêtre déposée en preuve ni être utilisée à titre de référence auprès d'un tribunal administratif, judiciaire ou quasi-judiciaire (Version administrative: Préambule): elle ne servait à rien d'autre qu'à "désexualiser", et avait viii+371 pages.
Et, finalement, la fusion yin-yang. Même dans l'ambiance
tatillonne et chicanière de la négociation syndicale, il
peut surgir la conscience mystique, religieuse et universaliste qui nous
fait sentir que tout est dans tout, le désir de remplacer la guerre
des sexes par l'union et la fusion. Alors, on prend n'importe quelle terminaison
féminine, et on la colle sans plus à un nom masculin: Y
a-t-il un sécondeurtrice pour la proposition? Mais la mystique,
qui sonde le mystère, ne règle pas les plats problèmes
de la vie quotidienne. Car nous nous trouvons à la case de départ.
Pourquoi pas un sécondeuseteur? un sécondeureteux
? une sécondeurteuseÖ? Quel doit être le sexe de l'article?
de la terminaison? du composant? du composéÖ? La composante femelle
doit-elle être à la queue du composant mâle, ou est-ce
le composant mâle qui doit faire la queue avec la composante femelle?
* * *
Tout cela nous rappelle le "canelangue" parlé en "1984" en Océania: on espérait faire sortir du larynx le langage articulé sans mettre d'aucune façon en jeu les centres plus élevés du cerveau (George Orwell: 1984).
Parce qu'on réduit la signification des mots: "Homme", qui signifiait, au moins, 1) appartenant à l'espèce humaine (Être doué d'intelligence et d'un langage articuléÖ (Petit Laroussse). L'eusses-tu cru!); 2) adulte; 3) mâle, est réduit à la signification 3).
Parce qu'on se coupe de la culture: une phrase comme celle de Gustave Flaubert au sujet de George Sand, Voilà une grande femme qui fut un grand homme, ou celle de Simone de Beauvoir, Rien n'est utile s'il n'est utile à l'homme, deviennent inintelligibles.
Mais, au fait, pourquoi féminise-t-on les textes?
Par ignorance? Est-il possible que personne au gouvernement du Québec, aux universités françaises, aux collèges, aux écoles, aux syndicats, à l'Église, ne sache plus faire la distinction entre le genre grammatical des mots et le sexe des gens?
Par flagornerie? Pour dire aux femmes qu'on les aime beaucoup, que l'on tient compte d'elles? Dans ce cas, il faudrait faire la même chose avec tous les groupes avec lesquels on se sent coupable. Par exemple, on devrait "pluraliser" les textes: "tous les étudiants et toutes les étudiantes, blancs et blanches, noirs et noires, " etc., etc. Ou avertir: "L'emploi du pluriel est utilisé en vue d'abréger le texte, sans intention de discrimination envers les noirs, Amérindiens, Néo-canadiens, gaisÖ, qui y sont évidemment inclus".
J'entends Don Juan s'adresser à sa Doña Inès:
-Ma petite chouchoune, fâche-toi pas, on t'aime beaucoup, regarde, on a féminisé notre texteÖ
Par mépris? Parce qu'il ne vaut pas la peine de discuter avec ces pauvres femmes qui, de toute façon, ne seront jamais capables de comprendre un mot à la grammaire, et encore moins, à la logique?
-O.K., d'abord, les folles! On va féminiser notre texte, montez pas sur les mursÖ!
Par lâcheté? Parce qu'on a peur de quelques hystériques illettrées?
-On va le féminiser, notre texte. Tu sais? Il y a des femmes qui vont le lireÖ
Par cynisme? Parce que de toute façon, le français, la logique et l'urbanité ont disparu de partout, et surtout de nos écolesÖ?
-Mais ça donne quoi, de s'obstiner pour ça?
Par inadvertance?
Il faudrait alors avertir ces "féministes" dont le zèle est plus grand que les lumières, qu'ils rendent un bien petit service à la bonne cause en exhibant le sexe des femmes avec une insistance qui risque, à la fin, d'offenser leur pudeur: il vaudrait mieux pour tout le monde que l'on respecte l'intelligence de chacune, et tant qu'à y être, de chacun.
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Résumé dans Cégepropos, avril 1991.
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