Charles Perrault

LE PETIT CHAPERON ROUGE

Version adaptée aux exigences des nouveaux paradigmes

par
Higinio García
Cette version a été faite à la demande d'un ami qui, ne sachant lire l'anglais, n'a pu jouir de l'excellent Politically Correct Bedtime Stories, de James Finn Garner. Il m'avait démandé de lui en traduire une histoire; mais comme "Le Petit Chaperon Rouge" original est en français, j'ai préféré le massacrer à la façon Garner plutôt que d'entreprendre l'aventure d'une traduction.
IL ÉTAIT UNE FOIS une anté-pré-adulte qui n'avait pas encore atteint sa pleine taille, vivant dans une communauté rurale à dimensions conviviales, la plus jolie anté-pré-adulte qu'on eût su voir, pourvu qu'on eût été un mâle hétérosexuel de race blanche à pré-jugements anthropomorphiques; la femme adulte qui lui avait donné naissance en était blessée dans ses facultés intellectuelles, et la femme à sa troisième jeunesse qui avait donné naissance à la femme adulte qui lui avait donné naissance en était encore plus blessée que l'autre. Cette "bonne" femme, si tant est que l'on acceptât le point de vue de la "morale" "objective" judéo-chrétienne, lui fit faire un petit chaperon rouge de coton teint avec des colorants naturels, qui lui seyait si bien que partout on l'appelait le "Petit" Chaperon Rouge.
Un jour, la femme adulte qui lui avait donné naissance ayant cueilli des fruits dans son jardin biologique lui dit:
-Il est important pour moi que tu ailles voir si la femme à sa troisième jeunesse qui m'a donné naissance est toujours aussi épanouie et autonome, car on m'a dit qu'elle était bénéficiaire des soins à domicile du Centre local de santé communautaire; porte-lui ces fruits biologiques sans gras, cholestérol, sodium, colorants artificiels ni agents de conservation et ce cruchon réutilisable d'eau de source.
Le "Petit" (oh, comme ce mot l'agaçait!) Chaperon Rouge partit aussitôt pour aller chez la femme à sa troisième jeunesse qui avait donné naissance à la femme adulte qui lui avait donné naissance, qui vivait dans une autre communauté rurale à dimensions conviviales. En passant dans ce qui restait (au fait, pas grand-chose) d'un bois détruit par un incendie allumé par une main à conduite non majoritairement acceptée, résultant sûrement de ses conditionnements psycho-socio-économiques, elle rencontra le loup responsable de l'éducation chrétienne du louveteau qui venait d'être reçu enfant de Dieu et de l'Église, au cas où ses parents commenceraient une autre vie après la vie; ou, si la lectrice ou le lecteur est encore aux expressions préconciliaires, "compère" loup, qui eut bien envie de la manger, en animal non humain qu'il était, se trouvant plus loin dans la chaîne alimentaire que l'animal humain; mais il n'osa, à cause des pré-jugements espécistes de quelques travailleurs forestiers et travailleuses forestières à statut précaire qui plantaient des épinettes au salaire minimum pas loin de là. Il lui demanda où elle allait; la "pauvre enfant", comme l'appelait de façon condescendante sa "mère" surprotectrice, du seul fait qu'elle ne savait pas encore qu'il fût dangereux pour les animaux humains de s'arrêter à écouter un loup, lui dit:
-Je vais voir la femme à sa troisième jeunesse qui a donné naissance à la femme adulte qui m'a donné naissance et lui porter ces fruits biologiques sans gras, cholestérol, sodium, colorants artificiels ni agents de conservation et ce cruchon réutilisable d'eau de source que la femme adulte qui m'a donné naissance lui envoie.
-Demeure-t-elle bien loin? lui dit le loup.
-Oh, oui! dit le "Petit" Chaperon Rouge, c'est par-delà l'entrepôt de déchets toxiques que tu vois tout là-bas, là-bas, à la première maison de la communauté rurale à dimensions conviviales.
-Eh bien, dit le loup, j'ai le goût d'aller voir aussi; je m'y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons, mais sans la moindre intention compétitive, à qui plus tôt y sera.
Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et l'anté-pré-adulte n'ayant pas atteint sa pleine taille s'en alla par le chemin le plus long, libérant l'enfant en elle, s'amusant à cueillir des noisettes et à courir après les papillons (sans pour autant interférer dans leurs rythmes vitaux), et s'abstenant surtout de faire des bouquets des petites fleurs qu'elle rencontrait, car elle savait que les petites fleurs n'étaient pas là pour qu'on les agressât, mais pour embellir Gaïa.
Le loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la femme à sa troisième jeunesse qui avait donné naissance à la femme adulte qui avait donné naissance à l'anté-pré-adulte n'ayant pas atteint sa pleine taille; il heurte: toc, toc.
-Qui est là?
-C'est ta complice anté-pré-adulte le "Petit" Chaperon Rouge, dit le loup, contrefaisant l'agacement que produisait chez ladite anté-pré-adulte le mot "petit"; qui t'apporte des fruits biologiques sans gras, cholestérol, sodium, colorants artificiels ni agents de conservation et un cruchon réutilisable d'eau de source que la femme adulte qui m'a donné naissance t'envoie.
La "bonne" femme à sa troisième jeunesse, qui était dans son lit chez elle à cause des coupures budgétaires du Centre hospitalier, lui cria, avec cette arrogante maîtrise du vocabulaire et de la conjugaison que lui donnait son éducation élitiste d'avant mai soixante-huit:
-Tire la chevillette, la bobinette cherra.
Le loup tira la chevillette, et la porte s'ouvrit. Il envahit l'espace personnel de la "bonne" femme, acte compréhensible si l'on tient compte des frustrations provoquées chez les loups par un milieu social centré sur une conception anthropomorphique des valeurs, et la dévora en moins de rien, car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. Ensuite il ferma la porte et s'alla coucher dans le lit de la femme qui avait donné naissance à la femme adulte qui avait donné naissance au "Petit" Chaperon Rouge qui quelque temps après vint heurter à la porte: toc, toc.
-Qui est là?
Le "Petit" Chaperon Rouge, qui entendit cette voix de loup ne répondant pas à ses pré-jugements humains, eut peur d'abord, mais croyant que la femme à sa troisième jeunesse qui avait donné naissance à la femme adulte qui lui avait donné naissance était enrhumée, du moins selon l'habituel diagnostique routinier et réducteur du pouvoir médical "scientifique" officiel qui contrôlait le domaine de la santé dans la communauté rurale à dimensions conviviales, répondit:
-C'est ta complice anté-pré-adulte le "Petit" Chaperon Rouge (et, avec l'esprit qu'on lui connaissait, elle plaça les deux mains à côté des oreilles, pouce, annulaire et petit doigt pliés, et étendit et replia deux fois index et majeur, afin de bien visualiser les guillemets au mot "petit"), qui t'apporte des fruits biologiques sans gras, cholestérol, sodium, colorants artificiels ni agents de conservation et un cruchon réutilisable d'eau de source que la femme adulte qui m'a donné naissance t'envoie.
Le loup lui cria en adoucissant un peu sa voix, car il ne s'attendait pas à ce qui l'humaine respecte son droit à être lui-même:
-Tire la chevillette, la bobinette cherra.
Le "Petit" Chaperon Rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit.
Le loup la voyant entrer lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture:
-Mets les fruits biologiques sans gras, cholestérol, sodium, colorants artificiels ni agents de conservation et le cruchon réutilisable d'eau de source sur la huche et vient te coucher avec moi.
Le "Petit" Chaperon Rouge, qui est depuis bien longtemps libérée des tabous judéo-chrétiens sur l'inceste grâce à son contact avec la nature, se déshabille et va se mettre dans le lit où elle fut bien émerveillée de voir comment la femme à sa troisième jeunesse qui avait donné naissance à la femme adulte qui lui avait donné naissance était faite en son déshabillé; elle lui dit, avec cet humour et cette merveilleuse complicité des femmes entre elles, qui savent parfumer de tendresse des mots aussi dérisoires que "ma mère-grand", "ma fille", "mon enfant", "vous"Ö:
-"Ma mère-grand", que "vous" avez des bras d'une longueur supérieure à la moyenne!
-C'est pour mieux me piquer, "ma fille", dit le loup, contrefaisant l'innocente acceptation néo-païenne des joies simples de l'existence qui fait la sagesse des aînées et des aînés.
-"Ma mère-grand", que "vous" avez des jambes d'une longueur supérieure à la moyenne!
-C'est pour mieux faire ma marche sur tapis roulant, "mon enfant", car si je suis une femme épanouie et autonome, c'est grâce à mon activité aérobique quotidienne.
-"Ma mère-grand", que vous avez des oreilles d'une grandeur supérieure à la moyenne!
-C'est le résultat de plusieurs vies d'écoute active, "mon enfant".
-"Ma mère-grand", que "vous" avez des yeux d'une grandeur supérieure à la moyenne!
-C'est que je suis visuelle, "mon enfant".
-"Ma mère-grand", que "vous" avez des dents d'une longueur supérieure à la moyenne!
-C'est pour te manger.
Et, en disant ces mots, le "méchant" loup, comme on le nommait avec l'habituelle violence verbale du milieu manichéen et espéciste où il devait vivre sa vie, envahit l'espace personnel du Petit Chaperon Rouge, et la mangea.


MORALITÉ
On voit ici qu'un loup de trois jours affamé
Ne doit se priver, pour quelque vétille,
De dévorer presque toute une famille,
étant d'espèce protégée.
Et que ce n'est pas chose étrange
S'il en est tant que le loup mange
(Sans préjudice à l'égard du sexe,
je ne dis "ou la louve":
C'est que du féminin corpulent et obèse
j'allège le texte
et n'y laisse
que du masculin, plus mince, plus leste,
comme nos silhouettes le prouvent).
Je dis donc le loup, car tous les loups
Ne sont pas de la même sorte:
Il en est d'une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui, privés, complaisants et doux,
Se font avoir par les jeunes demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles:
Car hélas, qui ne sait que ces chairs doucereuses,
Mais combien souvent bourrées d'hormones,
De nicotine, de siliconeÖ,
De toutes les chairs, sont les plus dangereuses?
Puisque de leur diète à ce point on se moque,
Veut-on pour nos loups les vers de nos phoques?

1995 10 05
KÉTAINERIES