Et si l'on prenait les handicaps
linguistiques au sérieux?
La situation: plus attristante qu'on ne le dit
Un centre pour «requérants d'asile».
Face
aux regards poignants de ces emmurés linguistiques, qu'il est
douloureux
de vivre l'impuissance! Les énoncés se heurtent au mur
impénétrable
de Babel. Certes, le mur, transparent, permet le contact des yeux et la
lecture des visages. Mais cela n'enlève rien à sa
dureté.
Seul passe un message désespéré: «J'ai
besoin
de m'expliquer! N'y a-t-il donc personne pour me comprendre?»
Quelle
ironie, quand cet appel s'adresse à un polyglotte! Ici, c'est le
kurde, l'amharique, le tamoul, l'albanais qu'il faudrait savoir. Mais
le
sort des emmurés linguistiques ne suscite guère de
compassion.
Il fait l'objet d'un tabou qui recouvre pudiquement la souffrance des
uns
et la paralysie mentale des autres. Bien des aspects du problème
des langues sont dans le même cas, de sorte que toute la
perception
du sujet s'en trouve faussée. Voyons cela de plus près.
Première constatation: notre
société
traite les victimes en coupables. «Si ces gens ne savent pas
s'expliquer,
c'est de leur faute». Que les autorités politiques, les
instances
internationales, les forgeurs d'opinion puissent avoir une quelconque
responsabilité
dans les handicaps linguistiques, personne ne semble le
soupçonner.
D'ailleurs, ce handicap n'est jamais nommé, la notion n'existe
pas;
la chose n'est donc pas perçue.
Elle est pourtant quotidienne, et multiforme. Directeur
d'entreprise manquant une bonne affaire parce que la négociation
exige une maîtrise linguistique qui lui fait défaut.
Étranger
incapable de défendre ses droits et sa dignité, faute de
bien manier la langue. Voyageur angoissé de ne pas se faire
comprendre
d'un médecin local. Congressiste irrité par une
interprétation
simultanée incompréhensible... N'est-il pas
pathétique,
cet aveu d'une Indienne Hopi dans un paysage saccagé par une
exploitation
minière: «Si nous avions mieux su l'anglais, nous
n'aurions
pas signé ce contrat»? Souffrances, injustices,
frustrations
dues au handicap linguistique sont de plus en plus nombreuses. Mais
elles
passent pour une fatalité contre laquelle nul ne peut rien. Et
comme
l'impuissance est difficile à vivre, on minimise le
problème
en invoquant des solutions bidons: anglais, traducteurs,
électronique...
D'où une deuxième constatation: des
clichés
protecteurs nous aident à ignorer les milliards de cas concrets
de handicap linguistique douloureux. «Avec l'anglais on se
débrouille
partout dans le monde», dit-on communément, ou, pour
démontrer
que les solutions sont faciles, on cite un exemple bien connu:
«Regardez
la Suisse! C'est un pays plurilingue où il n'y a pas de
problème
de langue». Mais ni l'une ni l'autre de ces assertions ne
résiste
à l'étude des faits. Témoin le cas suivant,
représentatif.
Deux jeunes orthopédistes suisses travaillaient à
Saïda
(Liban) lorsqu'ils ont été pris comme otages. Ils sont
restés
ensemble durant leurs 300 jours de captivité. Hélas, l'un
était francophone, l'autre Suisse allemand. «Notre grande
souffrance», dira le premier à sa libération,
«a
été l'impossibilité de dialoguer. Il a fallu qu'un
gardien nous procure un dictionnaire français-allemand pour que
nous arrivions peu à peu à communiquer tant bien que
mal».
Troisième constatation: les distorsions ont un
impact affectif, au point que bien des gens n'arrivent plus à se
situer objectivement dès qu'il s'agit de langues. «VOUS
N'AVEZ
PLUS D'EXCUSE SI VOUS NE SAVEZ PAS L'ANGLAIS» hurle une affiche
à
Mondolingua, Salon des Langues et des Cultures. L'idée que
savoir
l'anglais est la norme est présentée comme incontestable,
avec son corollaire, non explicité: savoir l'anglais est
possible.
Les auteurs de l'affiche jouent sur la peur d'être hors-norme:
elle
inhibe la mise en doute, à laquelle le ton autoritaire de la
formule
ne laisse de toute façon guère de place. Bien sûr,
à lui seul, ce slogan aurait peu d'effet. Mais le même
message
est ressassé sur tous les tons. La perception
répétée
de titres comme L'anglais sans peine, Le turc en six semaines, Le russe
est une langue facile (sic!) fausse le jugement: les apprentissages
linguistiques
sont présentés comme tout simples. Du coup, les personnes
peu expertes en langues se mettent sur la défensive. Elles
vivent
comme un défaut la condition naturelle de l'être humain.
«Excusez-moi,
je parle mal l'anglais», «Dites-lui de m'excuser, mais je
n'ai
réussi à apprendre aucune langue
étrangère».
On s'excuse d'être normal! N'est-ce pas un comble?
Certes, le mot «normal» est
piégé
et il est sage de s'en méfier. Tout de même, il est ici
justifié.
«Il ressort d'une enquête récente que "la proportion
de personnes capables de comprendre correctement l'anglais [dans
l'Europe
des Douze] se situe sensiblement en-dessous de nos prévisions
les
plus pessimistes puisqu'elle se limite à quelque 6% de la
population";
or, (...) la proportion de personnes capables d'utiliser activement la
langue est bien plus faible encore.» Si notre cas est celui de
94%
de la population, le moins qu'on puisse dire est que nous nous situons,
statistiquement parlant, dans la norme.
Divers seuils de capacité linguistique
Comment se fait-il que la maîtrise de la langue
étrangère la plus populaire soit si rare? Une autre
approche statistique, l'étude du nombre d'heures
nécessaires pour savoir une langue, nous fournira un
début de réponse.
Commençons par Sylvain, six ans. Ses
énoncés comprennent une abondance de formes telles que:
«si j'aurais», «vous disez», «des
journals», «il s'asseye», «une chevale»
(jument). Il a pourtant vécu dans «l'immersion
totale» - comme dit le jargon des séjours linguistiques -
pendant
plus de 20.000 heures. Cas spécial? Pas du tout. Chez un petit
Américain
du même âge, nous relevons des formes telles que «I
comed»
(au lieu de I came), «foots» (au lieu de feet), «it's
mines»
(au lieu de it's mine), «when he'll go» (au lieu de
«when
he goes»). Vingt mille heures n'ont pas suffi pour lui apprendre
le
bon usage.
Patricia est étudiante d'anglais. D'une
année passée dans une université britannique elle
rentre profondément déçue: «Je ne serai
jamais à égalité avec les Anglo-Saxons. La
dernière fois que j'ai fait un exposé, le professeur a
relevé une soixantaine de fautes.» Quand nous additionnons
ensemble ses heures de cours, d'étude personnelle, de
pratique, d'immersion totale dans la vie quotidienne, nous aboutissons
à
4152.
M. H., Suisse allemand, est cadre dans une banque. Il
sait
s'exprimer en français, mais ... «On était de
l'opinion
que c'était nécessaire à faire baisser les
nouvelles
taux hypothécaires», dit-il par exemple, et le reste est
à
l'avenant. Si l'on additionne tous ses moments d'étude et de
pratique
de notre langue, y compris un stage d'un an dans la partie francophone
de
la Suisse, on obtient un total de 9602 heures.
Voici un groupe de sept personnes haut placées
dans
des multinationales: un Français, un Italien, un Suédois,
un
Argentin... Tous s'expriment dans un anglais parfait. L'enquête
révèle
qu'ils ont tous fait entre trois et six années universitaires
dans
un pays anglo-saxon, la plupart dans des «Business
Schools».
Pour celui dont les études ont été les plus
courtes,
le nombre d'heures de contact avec l'anglais, depuis l'enfance,
s'élève
à 15.300. La moyenne est d'environ 17.000.
En fait, on peut distinguer plusieurs seuils de
capacité linguistique. Pour pouvoir se débrouiller dans
les situations
courantes, il faut avoir eu en-tre 1500 et 2000 heures de contact avec
la langue, mais
à ce stade une bonne partie des énoncés reste
encore
fermée à l'intéressé. (Lors d'un test sur
des
jeunes de ce niveau, 10 titres sur 30, dans le magazine Time, n'ont pas
été
compris). Un autre seuil se situe aux environs de 12.000 heures. Entre
2000
et 12.000 heures, la personne peut s'exprimer couramment, mais elle ne
possède
pas à fond la langue correcte. Par exemple, un
spécialiste
ne peut écrire un article sans se faire relire par un
«natif»
(qui trouve en moyenne trois corrections à faire par page).
Au-dessus
de 12.000 heures, l'intéressé peut être
considéré
comme possédant l'idiome, du moins s'il est doué, ou s'il
a
attaché une grande importance à l'apprentissage
linguistique.
Nombreuses sont tout de même les personnes qui, après une
vie
passée parmi les Anglo-Saxons, n'arrivent pas à faire les
distinctions
phonémiques que comporte la série but, bat, bet, bit,
beat.
Et le cas de cet Italien qui, depuis 20 ans en France, dit toujours il
fallerait, profondité et c'est chaud (pour «il
fait
chaud») n'a rien d'exceptionnel.
L'effet des sous-programmes inhibiteurs
Pourquoi tant d'heures ne confèrent-elles pas la
maîtrise
d'une langue? Parce que nos idiomes représentent un
enchevêtrement
complexe de programmes, au sens informatique, dont le
déroulement
est constamment inhibé par des centaines de milliers, voire des
millions, de sous-programmes non moins complexes. Ce fait, notre
société
n'ose pas le regarder en face. De même qu'elle minimise la
fréquence
des situations de handicap linguistique, de même elle minimise la
difficulté des langues.
Elle a à cela une excuse: l'apprentissage de la
langue maternelle se fait inconsciemment, à un âge
où
rien ne nous permet de soupçonner l'ampleur du travail
qu'effectuent
nos neurones. La verbalisation suit en effet des chemins
neuropsychologiques
innés qu'il faut sans cesse bloquer pour s'exprimer
correctement.
Le jeu spontané du cerveau conduit à irrésolvable.
Mais il faut barrer ce chemin et installer la déviation qui
mène
à insoluble. Si nous disons imprenable et concevable,
mais pas comprenable ou percevable, c'est parce que
l'histoire
d'une langue est celle d'une lutte entre pentes psycholinguistiques et
correction philologique. Malheureusement, ce n'est pas toujours le
même
camp qui gagne, d'où une quantité d'incohérences
qui
multiplient le nombre de réflexes antinaturels à mettre
en
place. Une fois intégrés en hiver, j'y pense
et biologiste, il faut inhiber en printemps, je lui
pense
et psychologiste. Le flux nerveux ne peut suivre son mouvement
naturel,
qui le porte à exprimer les concepts parallèles par des
formes
parallèles: barrages et sens interdits lui imposent
d'innombrables
détours.
Reprenons la phrase du banquier: «On était
de l'opinion que c'était nécessaire à faire
baisser
les nouvelles taux hypothécaires». Pour pouvoir rendre
cette
idée en français normal, son système nerveux
aurait
dû incorporer à titre de réflexes les points
suivants:
1) bien que opinion et avis soient
synonymes,
on dit normalement: être d'avis (on ne dit ni être
de l'opinion, ni être de l'avis, sauf dans
l'expression
être
de l'avis de tel ou tel);
2) on dit c'est nécessaire lorsque
l'acte
jugé nécessaire vient d'être précisé,
mais il faut dire il est nécessaire lorsqu'il est
énoncé
après l'adjectif;
3) il est nécessaire est correct, mais
dans une phrase de ce genre on utilise généralement le
verbe
falloir;
4) l'imparfait de falloir ne se forme pas comme
celui de voir ou d'asseoir: on dit fallait.
5) bien qu'on dise nécessaire à coudre
ou nécessaire à une bonne gestion, on dit il
est
nécessaire de devant un infinitif quand nécessaire
est adjectif;
6) il est nécessaire exige un de,
mais il faut est suivi du verbe sans préposition;
7) le mot taux est masculin.
Pour cette phrase de seize mots, il y avait sept
sous-programmes
à consulter.
A ces contraintes s'ajoutent l'immensité des
vocabulaires
et les nombreux cas où le sens de plusieurs mots pris ensemble
diffère
de la somme de leurs significations. Pour comprendre j'en ai assez,
il
lui en veut ou syndicat d'initiative, il ne sert à
rien
de connaître le sens de en, avoir, assez,
vouloir,
syndicat
et initiative. Il faut apprendre ces expressions comme autant
d'éléments
nouveaux. L'anglais est une langue particulièrement lente
à
conquérir à cet égard. Demandez à dix
jeunes
qui ont fait six ans d'anglais comment ils exprimeraient l'idée
«je vous raccompagne (jusqu'à la porte)». Vous
obtiendrez
plus de formules comme
I go with you,
I accompany you, I
walk with you que la forme réelle
I'll see you out. Le
fait que, dans la situation évoquée ici, le verbe soit
toujours
au futur en anglais, mais jamais en français, nous
révèle
un autre aspect de la difficulté des langues. Si vous avez
appris
à conduire une Citroën, vous vous adapterez sans peine
à
une Toyota: le transfert d'apprentissage sera très rapide. Rien
de tel en matière linguistique. Ce n'est pas parce qu'on sent la
différence entre
il allait, il alla,
il est allé
qu'on sait employer correctement he was going,
he used to go,
he
went, he has gone. Pas étonnant, dès lors,
qu'on
n'arrive guère à posséder réellement une
langue
étrangère même après des années
d'étude
et de pratique. La mot de George Steiner sur l'anglais des
étrangers
exprime bien la réalité: «So much that is being
said
is correct, so little is right» («Ils forment tant de
phrases
correctes, mais si peu qui sonnent juste»).
Il est vain d'imaginer que le programme LINGUA
apportera
une solution. Politiciens et édito-rialistes continueront
à
faire l'apologie de la diversité culturelle et de l'étude
des langues. Mais en pratique, les contraintes de la
réalité
acculeront les jeunes à privilégier l'anglais à
plus
de 90%... et, dans la même proportion, à ne jamais le
posséder
vraiment. Quant aux handicapés linguistiques extra-occidentaux,
ils sont totalement exclus de ces programmes, comme ils sont
ignorés
des médias.
Une solution à portée de la main
L'inertie de la société face aux
difficultés linguistiques est d'autant plus regrettable qu'une
solution intéressante se trouve à portée de la
main. Las! Une résistance psychologique
d'une rare puissance empêche nos contemporains de
l'étudier sereinement.
Pour surmonter les barrières linguistiques, les
hommes
utilisent divers moyens, qui varient selon la situation et leurs
compétences:
gestes et baragouinage, anglais, langue locale plus ou moins
déformée,
interprétation simultanée, espéranto, etc. Si l'on
prend
la peine de comparer ces formules dans la pratique, on
s'aperçoit
que l'une d'elles —l'espéranto— présente une
incontestable
supériorité. Et si l'on s'attelle à l'analyse des
causes,
on comprend pourquoi il en est ainsi.
Malheureusement, cette supériorité,
facile à
vérifier, est peu connue: la désinformation qui
sévit
au sujet de la langue de Zamenhof depuis le début du
siècle
a bien atteint son but. Elle s'entretient par simple
répétition, politiciens, journalistes, professeurs
diffusant les erreurs qu'on leur a
inculquées sans soupçonner qu'ils ont été
trompés.
C'est ainsi qu'on déclare l'espéranto pauvre, alors que,
du
fait de sa combinatoire illimitée, il apparait à l'examen
doté d'une richesse étonnante, dont sa poésie, en
particulier,
tire un remarquable parti. On le présente comme l'oeuvre d'un
seul
homme, alors que l'analyse diachronique le révèle comme
le
fruit d'un siècle d'interactions entre personnes des cultures
les
plus distantes. On laisse entendre qu'il veut remplacer les autres
langues,
alors que ses usagers ne le conçoivent que comme truchement
entre
gens aux parlers différents. On le présente comme un
projet,
alors qu'il est la langue professionnelle de divers employés, la
langue
quotidienne de bien des couples binationaux, la langue maternelle d'un
certain
nombre d'enfants. On le dit en déclin, alors qu'il n'a jamais
cessé
de se propager, couvrant de plus en plus notre planète de
réseaux
peu voyants, mais solides, d'amitiés et de solidarités
interculturelles,
et que sa diffusion sur l'Internet croît à une vitesse
vertigineuse.
On lui refuse le statut de langue parlée, alors que, depuis
1986,
il ne se passe plus un seul jour sans qu'il soit, quelque part dans le
monde,
la langue d'un congrès, d'une session, d'une réunion
internationale.
On le déclare rigide, alors qu'il est plus souple qu'aucune
langue
occidentale. On lui reproche une prétendue froideur, alors qu'il
frappe
l'observateur par son expressivité chaleureuse dans les
relations
affectives et les moments chargés d'émotion.
L'auteur du présent article peut
témoigner. Son vécu lui permet de comparer, par exemple,
la communication avec un réfugié albanais du Kosovo selon
qu'elle s'effectue par l'entremise
d'un interprète ou en espéranto. Il connait le type
d'échanges
oraux et écrits auxquels se livrent les organisations
interétatiques,
pour y avoir travaillé comme traducteur, interprète et
rédacteur
de comptes rendus; et il connait, pour collaborer à leurs
activités,
le type de communication pratiquée dans les associations
espérantophones. Dans tous ces cas, il n'y a aucune
différence quant à la complexité
des contenus. Mais ce qui est pénible et coute des milliards
d'un côté est agréable et ne coute pas un sou de
l'autre, pour une communication bien plus fluide et précise, de
surcroit
libre de discrimination.
Les organisations mondiales sont en effet
discriminatoires: le Wallon peut parler sa langue maternelle, le
Flamand pas. Dans les associations espérantophones, non
seulement tout le monde est sur le même pied au moment où
la communication se déroule, mais la discrimination a
été très réduite lors de l'acquisition de
l'outil
linguistique. Pour pouvoir siéger à l'ONU, un Laotien, un
Éthiopien,
un Japonais ont dû manier la langue choisie pendant une dizaine
de
milliers d'heures, dont environ 3000 heures d'étude linguistique
intensive.
En moyenne, les personnes de ces pays atteignent le même niveau
en
210 heures dans le cas de l'espéranto. Différence (sans
compter
les 7000 heures de pratique indispensables dans le cas des langues
occidentales):
près de 70 semaines de 40 heures: près de 17 mois de
travail
à plein temps. Un spécialiste pressenti pour une
négociation
peut être très fort dans sa branche, mais peu doué
en
langues; faut-il qu'il cède sa place à un expert moins
compétent,
mais brillant dans l'une des langues du club? Ce dilemme est
épargné
aux États privilégiés, dont les
délégués
ont pu consacrer à d'autres branches les heures investies dans
les
langues par leurs collègues. Le monde de l'espéranto
ignore
ces injustices.
Multiplication contre addition
Pour comprendre le décalage entre la solution
«ONU»
et la solution «espéranto», il faut savoir que ce
dernier
fait l'économie de tous les sous-programmes qui, dans nos
langues,
inhibent le jeu spontané des lois psycholinguistiques.
L'espérantophone
se sent donc libre, naturel, car il n'a pratiquement pas de
réflexes
conditionnés à opposer à ses réflexes
innés.
Il manie la langue de façon créative, grâce
à
un petit nombre de repères d'une rigueur absolue.
L'étranger qui dit «vous musiquez
bellement»
se rend peut-être ridicule, ce qui fausse la relation humaine,
mais
il ne fait qu'appliquer avec rigueur les structures de notre langue
qu'il
a assimilées. En espéranto, il a le droit de dire
«vi
muzikas bele». La liberté de faire du concept
«musique»
un verbe résulte de la rigueur de la terminaison -as:
celle-ci
indique toujours, et exclusivement, un indicatif présent. La
terminaison
-e
a la même rigueur, d'où le droit de l'appliquer chaque
fois
qu'on veut indiquer la manière, le moyen, la circonstance. En
espéranto,
toute structure linguistique est généralisable à
l'infini.
Les langues nationales s'acquièrent de
façon
additive, l'espéranto de façon multiplicative. Il y a la
même différence qu'entre progression arithmétique
et
progression géométrique. La langue de Zamenhof se compose
en effet d' «atomes» rigoureusement invariables
(monèmes)
qui se combinent entre eux à l'infini. Dans n'importe quelle
langue
occidentale, les mots santé, guérir, curatif,
etc., doivent être appris séparément: le processus
est additif. En espéranto, chaque nouvel élément
multiplie
le lexique préalablement acquis. Considérons les
monèmes
san,
qui exprime le concept de «santé», et jun
(prononcer:
/youn/), qui correspond à la «jeunesse» , ainsi que
cinq monèmes particulièrement multiplicateurs: -a
(fonction adjective), -o (fonction substantive), -i
(fonction
infinitive), re (retour) et ig (causatif). Leur
combinaison
donnera sana, «bien portant», sano,
«santé»,
resanigi, «guérir» («rendre de nouveau
bien portant»), resanigo, «guérison»,
resaniga,
«curatif», juna, «jeune»,
juno, «jeunesse»,
rejunigi, «rajeunir»,
rejunigo, «rajeunissement»,
etc. Un seul monème de plus, ebl, qui exprime la
possibilité,
accroitra sensiblement votre vocabulaire. A côté de
ebla, «possible» et eblo,
«possibilité»,
vous formerez resanigebla ou sanigebla,
«guérissable»,
et rejunigebla, «susceptible d'être rajeuni»,
pour ne rien dire d'ebligi, «rendre possible»,
«donner
la possibilité».
Deux attitudes opposées, chacune légitime
à son niveau, se présentent dans les appren-tissages
linguistiques.
Dans le cas d'une langue nationale, c'est la soumission; pas question
de
vagabonder hors des chemins tracés: il m'aide est admis,
il
aide moi ou il aide à moi sont exclus. En anglais ou
en allemand, on n'a pas davantage de choix, mais les structures
imposées
sont différentes: he helps me (il aide moi), er
hilft
mir (il aide à moi). Ces contraintes sont comparables aux
usages
et formes de politesse qu'il faut respecter si l'on ne veut pas choquer
et qui donnent à chaque culture sa saveur irremplaçable.
Mais ce qui a un sens dans le cadre d'une culture donnée n'en a
plus au niveau interculturel. L'ordre des mots de la phrase
néerlandaise
ou allemande, qui contribue à donner à ces langues leur
génie
particulier, se mue en handicap dans la communication inter-peuples: il
empêche l'étranger de s'exprimer avec la même
aisance
que le natif. Visant à faciliter au maximum le dialogue humain,
l'espéranto ne pouvait imposer les habitudes d'un peuple
déterminé;
il a donc naturellement débouché sur une attitude
opposée
à la soumission: le libre choix. L'échange interhumain
n'atteint
son niveau le plus parfait que si l'énergie nerveuse, ou
l'attention,
se centre sur le contenu du message, pas sur des détails
formels.
Dans l'exemple précité, pour que le message passe, il
faut
et il suffit que le sujet soit distingué de l'objet et que le
concept
d'aide soit exprimé sous forme de verbe au présent. Ces
points
respectés, l'usager de l'espéranto est libre: li min
helpas,
li
helpas min, li helpas al mi sont également corrects
et
fréquents. Le choix dépend de l'humeur du moment ou de
l'effet
stylistique recherché (rythme, par exemple). De même, pour
exprimer l'idée «il ira en tram»,
l'espérantophone
a une latitude sans équivalent ailleurs: li iros en tramo
(en, «dans»); li iros per tramo (per,
«au moyen de»); li trame iros (-e indique la
manière, le moyen); li iros pertrame (redondance
parfaitement
admise), li tramos (-os, indicatif futur), etc.
Grâce à l'effet multiplicatif, joint
à
la cohérence absolue des structures grammaticales et à
l'absence
de contraintes formelles, l'élève moyen accède en
un an à une capacité de communication supérieure
à
celle que lui confère, à nombre égal d'heures
hebdomadaires,
huit ans d'anglais. La fécondité d'une combinatoire
illimitée
est si vaste qu'on peut déjà exprimer une infinité
d'idées à l'aide de quelques centaines de monèmes.
Le magazine pour jeunes "Kontakto" publie dans chaque numéro des
textes n'utilisant que 520 éléments fondamentaux. Or, les
élèves d'espéranto qui découvrent ces
articles
et nouvelles sont souvent émerveillés de la
variété
des sujets, de la qualité du style, de l'expressivité des
récits.
Pourquoi ne pas reprendre une ancienne
proposition, parfaitement
raisonnable?
Une année scolaire de 38 semaines de cinq jours,
cela fait 190 jours. Pour que les élèves
acquièrent
cette base-là, il suffit de leur apprendre tantôt trois,
tantôt
deux monèmes par jour de classe. Qu'est-ce que cela
représente
pour des enfants, dont la logique est généralement
implacable
et la mémoire excellente? En deux minutes, l'enseignant a
écrit
ces monèmes au tableau et en a expliqué le sens. Ajoutons
huit minutes pour familiariser la classe avec les structures et former
des phrases qui entretiennent l'acquis, et le tour est joué. Si
les États acceptaient d'organiser un enseignement
coordonné
de l'espéranto, comme le Secrétariat de la
Société
des Nations l'avait préconisé en 1922 au terme d'une
étude
fouillée, il suffirait de dix minutes par jour pendant une seule
année scolaire pour modifier radicalement la communication
linguistique
dans le monde. L'expérience prouve qu'une fois la boule de neige
lancée, les progrès sont très rapides. La pratique
accroit sans grande peine le stock de monèmes, avec l'effet
multiplicateur décrit ci-dessus.
De nombreuses expériences ont montré que
l'espéranto était un tremplin idéal pour
l'étude
des langues, parce qu'il donne une forme concrète aux
articulations
grammaticales et sémantiques. Les élèves
obtiendraient
donc de meilleurs résultats dans la ou les autres langues qu'ils
étudieraient pendant la suite de leur scolarité. Par
ailleurs,
l'anglais étant peu à peu détrôné
comme
moyen de communication, les autres idiomes retrouveraient dans
l'enseignement
une place correspondant à leur importance dans l'histoire
culturelle
du pays ou du monde.
Face aux montants astronomiques investis dans le
multilinguisme,
et à leur effet nul sur les frustrations et la souffrance
liées
aux handicaps linguistiques, a-t-on le droit d'écarter cette
solution?
Oui, si l'on propose autre chose. Mais ceux qui rejettent
l'espéranto
ne proposent jamais, pour le remplacer, que les palliatifs
traditionnels,
dont l'histoire a largement démontré la faible
efficacité.
Ces solutions, quelques milliards de fois plus couteuses, n'ont pour
bénéficiaires qu'un nombre limité de
privilégiés,
vont à l'encontre des buts proclamés
(égalité,
respect de la diversité culturelle...) et ignorent superbement
toutes
les victimes de la situation.
Le discours actuel sur la communication linguistique
peut être condensé comme suit: «Eh oui,
l'interprétation
simultanée est couteuse, le gros de la population du globe
ne dispose pas d'un moyen agréable de communication
interculturelle,
la gestion linguistique de la planète est discriminatoire,
l'anglais
est réservé à une petite élite, tout cela
est
regrettable, mais que voulez-vous? On ne peut rien y changer». Ce
discours ne correspond pas à la réalité. Le projet
pilote «espéranto», mis en oeuvre depuis un
siècle,
démontre qu'il existe bel et bien une solution d'un rapport
«qualité/prix»
tout à fait intéressant. Certes, il serait absurde de s'y
précipiter tête baissée. Mais il n'est pas moins
absurde
de refuser de soumettre cette formule à une étude
comparative,
sur le terrain. Quand il y a souffrance, tous les remèdes connus
méritent d'être testés. Seulement, voilà:
qui
acceptera de voir que le handicap linguistique est une
réalité
fréquente, et douloureuse?
Claude Piron, psycholinguiste
après
avoir été traducteur de l'Onu et de l'OMS pour l'anglais,
l'espagnol, le russe et le chinois, puis chargé d'enseignement
à
la faculté des sciences de l'éducation de
l'université
de Genève.