Miser sur l'espéranto?
Histoire d'une langue bien mal partie
Tout a commencé en Pologne dans les années 1870.
Bialystok est alors une ville quadrilingue: on y parle polonais,
yiddish, russe et allemand.
Dans cette bourgade, qui fait partie de l'empire des tsars, un jeune
garçon
vit de douloureuses blessures psychologiques, crucifié qu'il est
entre
quatre communautés, quatre religions (et quatre alphabets),
quatre
haines. Là, bien plus qu'ailleurs, le simple fait de s'exprimer
vous
catalogue. Tout événement se déroule sur un
arrière-fond d'identités ethnoculturelles
exacerbées. Si un Polonais a un problème administratif
à régler, il est impensable que le fonctionnaire russe
parle la langue de son interlocuteur, mais c'est la mort dans
l'âme et l'esprit de vengeance au cœur que le Polonais
ba-ragouine sa requête en russe.
Rilke a dit un jour qu'un écrivain était quelqu'un qui
écrivait parce
qu'il ne pouvait pas s'en empê-cher. Le jeune Zamenhof a
jeté les bases
de l'espé-ranto pour la même raison : parce qu'il ne
pouvait pas faire autrement. Les identités culturelles
étaient vécues à
Bialystok, comme mutuellement agressives. Or, leur manifestation
première était la langue, et l'accent. Dans ce contexte,
employer la
langue de l'autre, ce n'est pas seulement lui reconnaître une
supériorité contre laquelle l'amour-propre se
révolte, c'est aussi
s'astreindre à une infinité d'acrobaties grammaticales,
lexicales et
phonétiques, c'est parcourir un terrain semé de
pièges qui semblent
placés là pour mieux vous faire tomber
dans le ridicule et l'infériorité.
Ce climat d'hostilité et d'humiliation traumatise Zamenhof,
garçon à la fois sensible et surdoué. La situation
est intolérable. Il faut faire quelque chose pour que chacun,
tout en gardant sa culture propre, puisse communiquer avec autrui sans
ces blessures d'identité socioculturelle qui forment la trame de
la vie quotidienne à Bialystok. Pour cela, il faut une langue
qui n'appartienne à aucun peuple et dont les structures suivent
le mouvement naturel de l'expression linguistique, une langue
accessible aux petits, aux obscurs, aux sans grade. Avec la foi
naïve de la jeunesse, l'adolescent se met au travail, associant la
logique implacable de l'enfance, dont il est encore si proche, à
la méthode de l'artiste, qui vise la beauté et ne cesse
de polir et repolir son œuvre.
Quelles chances a-t-il d'aboutir? Raisonnons, si vous le voulez bien,
en parieurs. Vous auriez pa-rié, vous, pour l'œuvre d'un
garçon de dix-sept ou dix-huit ans, perdu dans une petite ville
provin-ciale d'un pays provincial, qui s'était attelé
à une tâche démesurée : donner l'impulsion
à une lan-gue nouvelle? Reprenons cette histoire étape
par étape. Voici que le père du jeune homme l'envoie
étudier au loin et lui fait promettre de cesser son jeu
linguistique. N'est-il pas réaliste de prévoir que le
garçon va comprendre l'absurdité de son projet? En fait,
il
persiste. Quand il aura vingt-sept ans, il décide de publier le
fruit
de son travail. Il fait le tour des éditeurs. Mais ces hommes ne
sont
pas fous, aucun n'en veut. Il fera donc imprimer à ses frais une
petite
brochure, minable, car il n'a guère d'argent. Sans accès
à
un réseau de librairies, quelles chances a-t-il de la diffuser?
Vous
miseriez sur lui, un parfait inconnu, à ce moment-là?
Malgré tout, quelques adeptes!
Le projet fait tout de même quelques adeptes,
essentiellement
dans l'Empire russe. Une revue commence à paraître dans
cette
ébauche de langue. Tolstoï, enthousiasmé par elle,
se
met à y écrire. Mais il tombe en disgrâce et la
censure
tsariste interdit cette publication, seul lien existant entre ces
premiers
usagers. Apprenant cette nouvelle, vous parieriez, vous, qu'une langue
vivante
naîtra progressivement d'un projet aussi mal parti? Mais la vie
n'est
pas logique. Dans les cinq parties du monde, des gens découvrent
ce
langage et se mettent à l'apprendre. Les linguistes se gaussent:
chaque
locuteur, disent-ils, va être victime de ses habitudes
phonétiques,
grammaticales, sémantiques. Ces gens ne se comprendront pas.
Pour qui pariez-vous, à ce moment-là? Pour le jeune
amateur, ou pour les spécialistes unanimes? Certes, au premier
congrès à Boulogne-sur-mer, en 1905, les usagers de la
langue se comprennent parfaitement, mais pourquoi prendrait-on au
sérieux un petit groupe de farfelus? Dans l'optique des salons
parisiens qui, à l'époque, donnent le ton pour tous et
sur tout, la langue n'est pas faite pour séduire. Elle est
pleine de k , de j, de consonnes affublées d'accents
circonflexes ridicules. Elle donne une étrange impression
d'étrangeté et de barbarie. Toute l'intelligentsia du
monde, ou à peu près, la rejette. Le manque de
réalisme de l'auteur apparaît d'ailleurs dans le choix
saugrenu de consonnes à circonflexe qui n'existent dans aucune
imprimerie, de sorte que, si l'on veut publier quelque chose dans cette
langue, il faut commencer par faire fondre de nouveaux
caractères d'imprimerie.
Allons, un peu de bon sens! Parier, ne fût-ce que pour la survie
de
cette langue, c'est jeter son argent par les fenêtres.
La guerre de 1914 éclate. Zamenhof meurt. Faites vos jeux,
Mesdames et Messieurs! Qui accepte de miser sur cette langue orpheline,
symbole de relations entre égaux dans un monde agité par
la loi du plus fort? Nous arrivons aux années 20. À la
Société des Nations, la délégation
iranienne propose d'adopter l'espéranto dans les relations
internationales. Ahurissement général! Et branle-bas de
combat chez les grandes puissances. "Il faut enterrer ce projet,
dangereux pour notre suprématie culturelle!". Ces États
sont influents et riches, leurs délégués ne
reculent pas devant
la mauvaise foi la plus éhontée. Une fois encore, le
projet
est ridiculisé et écarté. Honnêtement,
est-ce
que vous auriez misé?
Persécutions
Voici l'avènement de Staline et d'Hitler. Pour Hitler,
l'espéranto est la langue de la conspiration juive et des
francs-maçons; pour Staline,
celle du cosmopolitisme bourgeois. Dans les années 40, ces deux
hommes
exercent le pouvoir sur la quasi-totalité de l'Europe
continentale.
L'espéranto est interdit, ses stocks de livres sont
liquidés,
bon nombre de ses partisans sont enfermés dans les camps de
concentration.
Au Japon, en Chine, en Espagne, au Portugal, les régimes au
pouvoir
pratiquent à son égard une politique moins violente, mais
qui
va dans le même sens. Pour quelle issue raisonnablement parier
à
cette époque, sinon pour la mort de l'espéranto à
bref
délai? La fin de la Deuxième Guerre mondiale voit
l'entrée
en scène de l'interprétation simultanée. Celle-ci
résout
apparemment le problème de la communication dans les
congrès
et conférences, mais en fait, elle déguise mal une
évolution
qui donne à l'anglais une suprématie incontestée.
Il
est manifeste pour tous que l'anglais tend au monopole dans les
relations
internationales. C'est la langue des agences de presse, des
multinationales,
de l'édition scientifique aussi bien que des chansons sur
lesquelles,
dans le monde entier, danse une jeunesse habillée à
l'américaine.
Face à ce Goliath, l'espéranto est un David, petit au
point d'être pratiquement invisible. Voyant les rivaux en
puissance, qui, raisonnablement, va parier sur lui? Comment miser sur
une langue que ne soutient aucun vaste mouvement social, que les
puissances d'argent ignorent, que l'intelligentsia dénigre ou
croit mort-né? Abondamment agressée tout au
long de son histoire, tant au plan de la politique que des
idées, elle
n'a aucun allié, aucune aide extérieure. À une
époque
où l'image est reine, elle n'a pas les moyens de se faire de la
publicité.
Elle n'a pour se propager que ses qualités intrinsèques.
Un progrès constant
Et, cependant, si l'on se fonde sur des critères
objectifs, comme la production de livres, la participation aux
réunions internationales, l'aire géographique couverte
par les petites annonces de la presse espérantophone, la
quantité de manifestation, les émissions
régulières à la radio, le nombre de
localités où la langue de Zamenhof est
représentée, etc., on s'aperçoit que, avec des
hauts et des bas, suivant les aléas de la vie politique et
économique, l'espéranto n'a jamais cessé
de se propager et que, depuis une dizaine d'année, en
particulier, sa progression connaît une remarquable
accélération.
Si, en 1976, 30 universités l'enseignaient, on en compte cette
année [1986] 125, soit une multiplication par plus de 4 en dix
ans. L'espéranto sert de véhicule à une
production littéraire considérable, qui va en se
développant. C'est
la langue du monde dans laquelle on traduit le plus de chansons. Il est
parlé chaque jour à la radio dans des pays aussi
différents
que la Chine et la Pologne. Il est le moyen de communication quotidien
de
nombreux couples binationaux. Il est la langue maternelle d'un certain
nombre
d'enfants. Et l'étude objective du rapport efficacité /
coût
le révèle, dans la communication interculturelle, bien
supérieur
à l'anglais ou au recours à la traduction et
à
l'interprétation simultanée.
Si vous aviez entre les mains la petite brochure de Zamenhof, en 1887,
auriez-vous imaginé qu'un peu moins d'un siècle plus
tard, en 1986, le congrès international le plus vaste de toute
l'histoire de Chine (5 000 ans) se déroulerait en cette langue,
dont le germe tout neuf se présenterait à vos yeux?
Auriez-vous parié à cette époque qu'en 1986,
il ne se passerait pas un seul
jour sans qu'il n'y ait quelque part dans le monde une
conférence, un congrès, une rencontre internationaux
tenus en espéranto? Telle est pourtant la réalité.
Pourquoi cette résistance?
Ce décalage entre des paris sensés et la
réalité vérifiable devrait nous interroger. En
fait, tous ces jugements négatifs partent d'une même
erreur : on néglige de vérifier la réalité,
c'est-à -dire de déterminer comment
l'espéranto fonctionne en pratique par comparaison avec les
autres
systèmes de communication en usage dans les situations
interculturelles.
En outre, on sous-estime le rôle de l'affectivité
individuelle
dans un processus de propagation et de vitalisation linguistiques.
Si la langue de Zamenhof manifeste une vitalité plus grande que
certaines langues à statut officiel, comme le
gaélique et le romanche, c'est parce que l'être humain
aime créer, jouer, être libre et aimer.
Les structures de l'espéranto stimulent la
créativité langagière,
brimée chez chacun, dans les autres langues, depuis
l'entrée à
l'école. Elles donnent au langage une coloration ludique qui
suscite le
mépris des gens qui se prennent au sérieux, mais qui
répond à une
demande psychologique importante ancrée dans nos
tréfonds. Par sa
souplesse grammaticale, lexicale et stylistique, l'espéranto
donne un
sentiment de liberté dans l'expression qu'aucune langue ne
confère au
même degré, et ce, sans imposer de longues années
d'étude. Et surtout,
il permet de nouer des amitiés réelles et durables
par-delà les
frontières culturelles et répond ainsi à un
besoin affectif plus profond qu'on le croit généralement.
Le fait est qu'en un siècle d'existence, l'espéranto a
tissé sur toute la surface du globe d'innombrables
réseaux d'amitiés entre personnes de toutes les couches
sociales, de tous les
milieux culturels. Sur ce terrain-là , il n'a pas de rival.
Il serait en droit de regarder de haut tous ceux qui, depuis un
siècle, perdent leurs paris contre lui. Mais ce n'est pas son
style. Il ne s'impose pas. Il lui suffit d'être et de vivre.
Disponible, pour ceux qui veulent
jouer le jeu.
Discret, voire invisible, pour ceux qui lui préfèrent des
systèmes plus coûteux, plus injustes et plus
compliqués. Tout juste attristé qu'on le prenne si
souvent pour ce qu'il n'est pas et qu'on perçoive si mal encore
tout ce qu'il peut apporter, dans les relations entre les peuples, non
seulement à l'amitié et à la
facilité, mais aussi à la justice et au respect de
la dignité