Extrait du discours de Zamenhof
lors du
premier Congrès universel d'espéranto,
à
Boulogne-sur-Mer, 1905.
Des prophètes et des poètes rêvaient d'un
temps
nébuleux, très lointain, dans lequel les hommes se
comprendraient de nouveau et s'uniraient de nouveau en une seule
famille [...].
Et maintenant, pour la première fois, le rêve de ces
milliers d'années commence à se réaliser. Des
hommes appartenant aux pays et aux nations les plus divers se sont
rencontrés dans cette petite ville du littoral français
et ils sont en face les uns des autres, non pas comme des muets ou des
sourds, mais ils se comprennent, ils se parlent comme des
frères, comme des membre d'une même nation. Il arrive
souvent que des hommes de nationalités différentes se
réunissent et se comprennet: mais quelle énorme
différence entre leur entente réciproque et la
nôtre!
Généralement, ne se comprennent alors qu'un très
petit nombre des personnes réunies, celles qui ont pu consacrer
beaucoup de temps et d'argent à l'étude des langues
étrangères; les autres ne prennent part aux
réunions que corporellement et non par leur cerveau; tandis que
dans notre réunion tous se comprennent et pour nous comprendre
il suffit de le vouloir, ni pauvreté ni manque de temps ne peut
empêcher de saisir non paroles. Généralement,
l'entente réciproque n'est alors obtenue que d'une
manière détournée, humiliante et injuste car un
membre d'une certaine nation s'humilie devant celui d'une autre nation
dont il parle la langue, comme s'il avait honte de la sienne; il
balbutie, rougit et se trouve gêné devant son
interlocuteur tandis que celui-ci se sent fort et fier. Dans notre
réunion, au contraire, il n'y a pas de nations fortes ou
faibles, privilégiées ou sacrifiées, personne ne
s'abaisse, personne n'est gênée; nous sommes tous sur un
terrain neutre, tous égaux en droits; nous nous sentons tous
comme membres d'une même nation, d'une même famille et,
pour la première fois dans l'histoire de l'humanité,
nous, qui appartenons aux peuples les plus divers, nous sommes les uns
auprès des autres, non comme des étrangers, non comme des
rivaux mais bien comme des frères qui, sans imposer leur propre
langue aux autres, se comprennent et ne se suspectent par défaut
d'entente mais qui s'aiment et se serrent les mains, non pas
hypocritement comme entre étrangers mais sincèrement et
d'homme à homme. Comprenons bien toute l'importance de ce jour
car aujourd'hui, dans les murs hospitaliers de Boulogne-sur-Mer, se
trouvent réunis non des Français avec des Anglais, des
Russes avec des Polonais mais des hommes avec des hommes.
(Traduit
par Louis de Beaufront, revue de la Société
française pour l'espéranto, octobre-novembre 1905)